Francis Engelmann
L’arrivée au monastère
Peu avant d’arriver au sommet de la montagne qui domine Rio nell’Elba on quitte la route pour emprunter un petit chemin bordé de cyprès qui grimpe jusqu’à l’ermitage de Santa Caterina. Les voitures s’arrêtent là où le goudron, avec la modernité, disparaît. Le chemin étroit, plus raide vers la fin, est une incitation à la méditation. Il faut poser ses pieds avec précaution pour éviter les pierres. La vue vers la droite, vers la mer et la dispersion dans l’infini, est interrompue par l’écran des cyprès. Tout vous ramène au retour sur soi.
De loin on distingue à peine les bâtiments de pierre dans le maquis de cistes, de genets et de lavandes dont les touffes s’arrondissent entre les pierres de la montagne. Quelques terrasses de pierres sèches abandonnées sont les derniers vestiges visibles de villages pisans du moyen âge et de cultures de céréales qui nourrissaient autrefois une population beaucoup plus nombreuse qu’aujourd’hui. Précédée d’une esplanade herbeuse, se dresse l’Eglise consacrée à Sainte Catherine d’Alexandrie, patronne des philosophes. Nous sommes arrivés. Simple, austère, sans autre décor qu’un fronton en arc de cercle brisé, flanquée d’un court clocher, elle incite au silence, au dépouillement, à la modestie.
La porte massive est encadrée de deux fenêtres aux épais barreaux de fer rouillé. Quelques vibrations d’insectes, un sifflement d’oiseau porté par le vent que rien n’arrête, accompagnent mes pas. A gauche quelques pans de murs en ruine. Ce parvis a du jadis être une vraie place bordée de maisons. Devant moi au centre de l’espace jaillit un obélisque étrange aux arrêtes métalliques à moitié emplies de pierres. Les pierres instables, enchâssées et superposées dans la géométrie métallique, sont tombées comme une fatale hémorragie. Est-il à moitié inachevé ou désagrégé ? Ou peut-être offert aux humeurs des passants, constructeurs ou destructeurs ? Je le vois maintenant comme un symbole de l’œuvre accomplie ici par Hans, audacieuse, fragile, menacée, dépendante des autres, toujours recommencée. Cet obélisque est une réalisation d’un des artistes qui ont travaillé ici.
Derrière moi, dans la fourche d’un grand eucalyptus, chapelets, médailles, croix de strass et quelques fleurs en plastique s’emmêlent aux pieds d’une minuscule statue de la Vierge. Cet oratoire sauvage, kitsch, dérisoire ressemble à un pied de nez fait à l’église massive aux formes pures. Peu de couleurs ici, le jaune et le vert des herbes folles, le vert plus sombre des cyprès, la façade claire de l’Eglise avec son enduit ocre rosé et des terrasses de pierre. Au loin les courbes douces de la montagne. En contrebas, de l’autre côté d’un bref segment de route, les rayures d’un carré de vignes. Plus loin, le rouge des mines de fer abandonnées et au-delà, emplissant entièrement mon champ de vision, la mer constellée de petites voiles blanches. Derrière moi au loin dans les ondulations de la montagne, au bout des méandres de la route, pincées dans le pli de deux collines, les maisons hautes de Rio nell’Elba se serrent autour de l’église.
Par dessus le mur qui jouxte le clocher de Santa Caterina, une glycine déborde, suivie par les branches d’un rosier couvertes de fleurs blanches. Cette végétation exubérante trahit le jardin clos de roses auquel on accède par une porte basse de bois sombre percée dans le mur.
Hortus Conclusus
Passée la porte, je découvre le jardin, étagé sur des terrasses de pierres sèches. Il est un peu à l’abandon, les mauvaises herbes luttent avec les rosiers. Il a le charme des choses familières retrouvées, le goût de l’enfance insouciante et de ses verts paradis. Le jardin exhale de senteurs douces, piquantes, balsamiques. Après le parvis sec et austère de l’Eglise, ce mélange voluptueux de formes, de couleurs et d’odeurs est un délice. Seuls les impressionnantes fusées bleus des vipérines (Echium fastuosum) venues des Canaries rivalisent avec les roses. La famille des roses règne et domine la foule végétale. Simples, blanches, cent-feuilles, nacrées, mousseuses, incarnat, lascives ou soufrées, leurs couleurs éclatent sur les massifs vert pâle et mauve des iris. Roses et Iris répandent une note sucrée ; romarins, menthe, géraniums répondent par une touche épicée. C’est un espace généreux, étagé, ordonné, protégé par ses murs. Quelques chaises abandonnées sous les pergolas couvertes de roses ou de glycine, invitent à la lecture. Il est à la fois abrité, fermé aux regards extérieurs et largement ouvert sur les pentes de la montagne et la mer
(2007)
© Francis Engelmann